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LeCartophile
4 mars 2008

Carte Postale #24

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    Monsieur le Comte était le propriétaire terrien le plus vaste du canton. Ses fermages se divisaient en fermes d'élevage et en chais de médiocre qualité mais de haut rendement. Une aubaine pour lui car Monsieur le Comte était un poivrot, plus qu'un vice une passion, la seule qu'il eût d'ailleurs, qui lui avait déjà mangé une bonne partie de l'héritage familial.

    Monsieur le Comte était de bonne lignée depuis un aïeul qui avait mérité ce titre nobiliaire pour sa bravoure au service de sa majesté l'Empereur des français. Le premier souci de cet ancêtre avait été de pérenniser la lignée en lui injectant un peu de sang bleu, certifié d'origine. Il avait eu la chance de trouver pour un de ses fils une héritière aux abois, bien abîmée certes mais dont l'ascendance était d'une pureté admirable, ceci étant peut-être la cause de cela.

    Cependant, la volonté de prestige du nouveau nobliau était si ostensible qu'aucune autre famille ne voulut lier son destin à celle de Monsieur le Comte. On se reproduisit donc entre cousins jusqu'à sa naissance, génération maudite puisque la famille, de guerres en maladies ataviques fut décimée, laissant le pauvre homme seul dans sa gentilhommière, perdu en plein champ.

    Il fallut donc se résoudre au pire pour préserver le nom des Lefèvre d'Arces : envisager le mariage avec une roturière. Afin qu'ils ne vivent pas la honte de voir leur nom trainé dans la fange alors qu'il en était sorti depuis si peu, Monsieur le Comte attendit patiemment que ses parents mourussent, le père d'une cirrhose, la mère d'une cirrhose aussi.

    Resté seul, il se mit en quête d'une femme. Il n'y avait dans les environs que peu de partis acceptables. Le Comte Lefèvre d'Arces avait encore assez de fierté pour essayer de gagner ailleurs ce qu'il perdait en fierté. Hélas les fortunes locales, terriennes ou pécunières, étaient médiocres, et d'autre part la beauté de notre héros, si tant est qu'elle eût jamais existée, s'était fanée avec l'âge et l'alcool et les beautés des alentours négligeaient volontiers l'ascencion sociale promise à cause du dégoût qu'il pouvait leur inspirer.

    Il en vint donc à un compromis acceptable, et les bans furent publiés avec une demoiselle Alice Fraudin, jeune encore, veuve déjà, d'un visage neutre quoique rougeaud, grasse à lard, mais au fait des techniques permettant de tricher avec la vérité du corps : les gaines à lacets croisaient les corsages armés de baleines dans son armoire. Ainsi elle traversait la rue principale du chef-lieu de canton avec une grande dignité, laquelle n'était en fait que le produit d'une contrainte extrême de ses sous-vêtements.

    Alice amenait de plus un pâturage vers Les Adrets et une large vigne donnant Sud-Sud-Ouest. Ce lopin avait d'ailleurs été le lieu où les deux tourtereaux s'étaient rencontrés. la demoiselle comptait s'en défaire, fait qui était parvenu aux oreilles du Comte, toujours intéressé à agrandir ses occasions de beuveries. Le prix demandé se trouvait être bien trop élevé, et "le Monsieur" avait alors vu tout l'avantage auquel il pouvait prétendre en demandant la main de la demoiselle Fraudin.

    On profita de la Kermesse de la Saint Fiacre pour annoncer en grandes pompes les fiançailles du Comte et d'Alice. Chacun vint les féliciter chaleureusement, du maire jusqu'à l'instituteur, le sous-préfet envoya même un bleu, se réjouissant que la postérité des Lefêvre d'Arces puisse se perpétuer. Il y eut bien quelques grincements de dents quand les amies de mademoiselle Fraudin se firent soudain vouvouyer par la future Madame Lefèvre d'Arces.

    Le mariage s'approchant, elle se fit d'ailleurs de plus en plus odieuse; il n'était plus question qu'on l'appelât encore "l'Alice", ni même "Alice", le nom de Fraudin était quasiment proscris et elle acceptait seulement qu'on lui dise "mademoiselle". Curieusement la volaille s'était faite trop grasse, les légumes "sentait la terre", la façon des tissus était grossière. Plus rien ne lui plaisait soudain, et désormais nul ne pouvait se targuer d'être désormais dans l'intimité de la future comtesse.

    Le jour du mariage fut d'ailleurs l'occasion d'entériner cette rupture. Engoncée dans une robe blanche, rouge écarlate, la mariée ne daigna pas adresser la parole à quinconque n'était pas membre au moins du conseil municipal. Elle regarda de haut ses anciennes amies, leur donnant sa main à serrer comme si elle attendait de leur part un geste de soumission plus qu'une salutation.

    On commença à jaser.

    Bien qu'il ait à rougir de cette mésalliance, il fallut bien qu'on fît entrer la nouvelle épousée dans le monde. Pour cette occasion, et bien que seules des fins de race fussent  invités, Monsieur le Comte se fit un devoir de mettre les petits plats dans les grands, d'organiser une somptueuse réception.

    La récente épousée se devait donc d'afficher une toilette impeccable, une robe à façon, composée sur mesure, une création. Elle fit appelle à Berthe, la meilleure cousette à trente kilomètres à la ronde, une amie d'enfance qui connaissait sur le bout des doigts l'effet qu'un vêtement devait avoir sur le corps rebondi de Madame la Comtesse. Mieux qu'une autre elle savait où planter la baleine qui redresserait un mamelon, comment mettre en faisceau les coutures qui comprimeraient le gras aux bons endroits.

    Berthe fit des patrons et l'Alice fit son importante. Elle se permit même de lui envoyer des cartes à la limite de la politesse, comme si elle parlait à une domestique, une moins que rien, alors qu'on savait bien et d'une que Madame la Comtesse savait pas bien son orthographe et que ça lui avait coûté le certificat, et que de deux chez les Lefèvre d'Arces on avait pas franchement les moyens d'avoir une bonne à demeure.

    C'est le "samedi sans-faute" sur la carte qui fit craquer Berthe. Elle travailla toute la nuit sur la robe.

    Ce samedi là, c'est parée d'une magnifique robe que la Comtesse Lefèvre d'Arces reçut ses invités.

    Et c'est en saluant le baron d'Orveilles que plusieurs baleines s'envolèrent. La Comtesse était désormais vêtue d'une espèce de sac à patate. Vert.

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Commentaires
M
Stv } oui, exactement.
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S
Les baleines qui volent. Et des elephants roses aussi peut-etre non ?
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M
Mimi } En tout cas elle a eu l'air bien con.<br /> <br /> Mère Castor } En fait c'est écrit dans la carte, il suffit de bien regarder.
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L
Le vol de la baleine, la danse du corset ! Si bien écrit, encore. Mais où vas tu chercher tout ça ?
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M
Ah mais. Et peut-être même que lors de l'explosion corsetière, la pointe d'une baleine ou juste un bouton, va savoir, lui aura eraflé l'oeil.<br /> Ou celui d'un haut personnage invité à la réception, haaaaan la honte pour elle !
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