Carte Postale #32
Même à Grenoble il y a de beaux gars bien bâtis, de beaux gars travailleurs et enjoués qui connaissent assez bien leur orthographe et encore mieux leurs additions. Même à Grenoble. Ou plutôt dans sa périphérie, par exemple dans la ville de Varces, bien entourées de hautes falaises des Alpes. Il y a là-bas de beaux gars, plutôt fins, comme Roger, Roger Rivollier, le fils cadet du père Rivollier, ce fils qui a dû partir à l’étranger depuis son Brionnais pour trouver du travail attendu que la ferme est revenue à l’Antoine, l’aîné, méchant comme une teigne, partageux comme un coffre fort et avec autant d’esprit fraternel que Caïn.
Bref, quand on mettait l’Antoine et le Roger côte à côte, on se rendait compte que le dicton « les chiens font pas des chats », c’est juste quand ça arrange les femmes infidèles, tant ils étaient différents. Mais laissons là cette fratrie car le cas d’Antoine n’est guère intéressant, il vécut et mourut dans la lésine, assis sur un tas d’or.
Donc, voué aux gémonies par son frère, Roger dû s’expatrier non seulement hors du canton, mais loin du département, aux pieds de ces montagnes qui marquent la fin de la France. Là il se fit engager comme ouvrier agricole, c’était toute sa vie mais heureusement aussi, c’était sa passion de faire pousser des choses, de les admirer puis de les déguster. Son zèle lui valut bientôt de monter en grade et surtout de devenir l’ami de son patron, lui aussi originaire du Forez. On l’hébergeait à la maison. Puis on lui fit une place douillette dans une dépendance qu’il aménagea en une sympathique maisonnette.
Il travaillait rudement Roger, et ne quittait ses champs, ses vignes et ses vergers que pour aller jouer de la musique. Sa seconde passion, l’art musical. Il fréquentait l’Harmonie de la ville et il fallait le voir, dans son uniforme de flanelle, défiler aux principales fêtes. Son seul problème était de jouer avec peu de talent harmonique, sa principale qualité était d’avoir beaucoup de coffre.
Au fil des mois il devint presque un fils putatif pour M. Rouverie, son patron, si bien qu’au au cours d’une fête de Pâques, ce dernier le présenta à sa famille, et notamment son frère et sa belle-sœur. Et Suzanne. Il s’agissait d’un brin de femme, une toute jeune fille, la taille fine, le teint blanc, le sourire timide sous deux grands yeux noisettes. Elle ne faisait pas de manières, mais elle était timide, elle rosissait de façon charmante. Elle parlait peu, mais elle parlait bien et l’on sentait que ce n’était pas un caractère faible.
Roger se mit à les fréquenter. Monsieur, Madame. Et Suzanne. Il venait régulièrement les voir dans son Forez natal. C’était lui qui dirigeait l’exploitation maintenant et la famille voyait cela d’un bon œil. Il ne manquait jamais d’envoyer une carte postale à Monsieur et Madame. Et à Suzanne. Il advint ce qui devait advenir et Roger convola en justes noces avec la jeune fille qui le suivit dans ses terres iséroises.
Là ils vécurent du noble travail de la terre et leur bonheur était parfait. Sauf que M. Rouverie était sourd et qu’il n’avait pu mettre en garde sa famille.
Roger était passionné de musique et faisait ses gammes tous les soirs. Il les faisait mal, avec la passion, le volume sonore et le sens de l’harmonie d’un âne en chaleur. Au clairon. Tous les soirs. Les voisins n’en pouvaient plus, vers six heures du soir, la rage et la haine montaient en eux.
Ce furent pourtant eux qui vinrent retenir Suzanne de faire le pire alors qu’elle s’acharnait sur le corps ensanglanté et sans connaissance de Roger en hurlant : « Saligaud, on va voir si tu en joues mieux avec le fion ! »