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LeCartophile
2 avril 2008

Carte Postale #28

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    Joseph Lamuis poussa un profond soupir lorsque le facteur lui tendit l'enveloppe. Il n'avait pas eu besoin de regarder l'écriture pour savoir qui était l'expéditeur de la lettre, l'absence de timbre sur le coin droit était assez explicite. Il alla chercher les quelques sous qu'il devait désormais à l'administration au fond de sa poche.
    - Le frangin, c'est ça ?
    Joseph se contenta de hocher la tête, il aurait été capable à ce moment précis de trahir la rancoeur qui le consumait, et ça n'aurait pas été bien. heureusement, le digne employé des postes prit ce soupir pour de la compassion :
    - Encore un ennui le pauvre. Il a quand même pas bien de chance, le pauvre Jean, pas bien de chance, dit-il en secouant sa casquette de droite et de gauche.

    Dès sa naissance, on s'en était douté qu'il aurait pas bien de chance le pauvret  : la Jeanne, sa mère l'avait fait sortir un peu trop tôt que prévu, et au lieu du beau bébé annoncé,une crevette violacée sortit de la matrice, une crevette muette. Il fallut quelques coups sur le dos pour que le bébé crache ce que lui obstruait les poumons. Alors s'éleva, comme une sirène d'alarme une plainte, d'abord timide, puis qui gagna en volume au fur et à mesure que sa petite poitrine gagnait en assurance. Tous ceux qui assistaient à cet accouchement eurent le coeur déchiré, la mère la première. Elle tint d'ailleurs à ce que le nouveau-né hérite de son prénom, plutôt que de celui, initialement prévu de Nestor.

    Joseph, son aîné de cinq ans, avait suivi cette scène depuis la cuisine, et n'en connaissait que l'effrayante bande sonore. Le père vint bientôt lui annoncer la naissance du petit frère. Il lui suggéra en même temps de prendre bien soin de ce nouveau venu qui semblait si fragile : le ton était amène, mais les sourcils broussailleux se fronçaient assez pour faire entendre que les manquements à cet ordre pourraient bien se révéler catastrophiques pour les reins de Joseph.

    Le facteur fit un signe de tête, et s'en retourna accomplir le reste de sa tournée. Joseph referma doucement la porte de sa petite maison puis envoya voler rageusement la lettre sur la table, prit une profonde inspiration, garda l'air dix secondes dans ses poumons puis expira bruyamment. Il était à nouveau calme. Même s'il vivait seul depuis le départ de son frère, il détestait ces moments où il était incapable de cacher ses sentiments. Il s'assit et à l'aide de son couteau découpa le haut de l'enveloppe. Il en sortit une carte postale, couverte d'une écriture serrée, quasi illisible. Sans se préoccuper des avant-propos, il lut les phrases du milieu : qu'est-ce que Jean avait donc à lui demander ce coup-ci?

    A dix ans, Joseph était un beau gaillard, un de ces enfants pleins de vie qui passent leur temps à courir ou à chercher une raison de courir, le genre de galapiat que l'on reprend avec le sourire et en secouant leur tignasse ébouriffée. Mais malgré ses jambes musclées, il ne partageait plus ce genre de jeux avec ses camarades. En effet, depuis un an, les parents avaient décidé, quoiqu'il leur en coûte que le cadet était assez grand pour faire parfois un tour en dehors de la maison.

    La mère avait bien un  peu pleuré en voyant ses enfants aller jusqu'à l'épicerie, le grand tenant avec application son frère par la main, ce dernier se retournant fréquemment pour lancer vers la demeure familiale un regard inquiet. Ses yeux sombres et caves semblaient s'élargir encore à ce moment, et il trébucha plusieurs fois, il ne savait pas encore bien marcher. Doucement, patiemment, Joseph le rattrapa sous le regard sévère du père qui vérifiait si le discours sur la responsabilité et l'entraide au sein de la famille avait porté.

    Vingt minutes plus tard ils étaient de retour. La mère n'avait pas bougé d'un pouce et Jean, visiblement soulagé se précipita dans ses bras, lui contant dans un long zézaiement et avec un lanagae approximatif son Odyssée. Il fut fêté comme un héros. Joseph alla s'asseoir dans la cuisine en attendant.

    La carte sur la table était finalement habituelle. Jean était malade. Depuis qu'il était au service militaire, il était toujours malade, du pain béni pour les médecins. Jean était malade et l'ordinaire de la caserne était bien dur. Avec trois quatre francs il pourrait pendant quelques temps améliorer son quotidien. Si cela ne dérangeait pas son frère bien sûr. Il espérait d'ailleurs que Joseph se portait bien, en fait il savait bien que Joseph se portait bien, il avait été gâté par la nature lui. Joseph avait déjà ôté de la pile le mandat postal qu'il irait porter dès le lendemain au bureau de poste. Il alla chercher la plume et l'encre pour le remplir, d'une belle écriture ronde.

    Joseph écrivait bien, et sans faute la plupart du temps, Monsieur Loriot, l'instituteur était ravi de cet état de fait : "Je peux le laisser travailler tout seul, il sait tout faire. Et pendant ce temps je peux un peu mieux m'occuper du Jean, le pauvre, il a bien du mal là aussi."  Ce brave homme ne s'était d'ailleurs jamais rendu compte à quel point l'attention qu'il consacrait au gamin au teint bistre et au dos courbé créait une tension dans la classe. Les autres gamins avaient vite repéré le chouchou à son arrivée. Un soir, ils étaient bien décidé d'ailleurs à lui faire comprendre, gadins dans les poches, prêts à voler, que chaque médaille à son revers.

    Joseph s'était interposé, digne représentant de la solidarité familiale, conscient qu'il fallait qu'il protège le 'tiot qui est pas bien faraud, phrase qu'on lui répétait chaque jour, à la soupe et au déjeuner. Il s'était pris une caillasse dans le front, mais sa prestance et sa carrure avait vite découragé même les plus méchants. Ils étaient rentrés ensemble, Jean en larmes, morveux et son frère ensanglanté. Il avait fallu un bon moment et de nombreux câlins avant que le petit cesse de hurler, on passa le front du grand à l'alcool, ce qui le fit sursauter.

    Tandis qu'il repliait le mandat qu'il venait de finir de remplir, Joseph tentait de lutter contre ce sentiment de frustration, cette impression d'injustice qu'il avait connu toute sa vie, ce feu qui le rongeait chaque jour un peu plus fort et qu'il tentait d'étouffer. Il voulait se raisonner, se dire que ce n'était pas bien grave si à son âge, il n'avait pas encore connu de bonne amie. Joseph aurait eu du succès au bal, il en avait déjà dans la rue, dame, un beau garçon comme lui, bâti comme un chêne, dynamique et affable, il n'en fallait pas plus pour faire tourner la tête aux jeunes filles du coin.

    Mais si on prenait l'un, on prenait l'autre, étant donné que les deux frères vivaient ensemble depuis la mort des parents Lamuis. On ne savait guère de quoi ils étaient morts, elle en janvier 1912, lui le mois de mars suivant - Joseph pensait que c'était la fatigue de s'être occupé du 'tiot - mais le vieux avait fait jurer au grand qu'il prendrait désormais soin de son cadet à leur place, il était si fragile. Et puis le grand avait un métier, tandis que Jean ce serait miracle qu'on lui trouve une tâche qui ne le tue pas.

    On avait bien essayé un temps de le faire engager comme employé à la mairie, mais il écrivait si mal qu'il avait bien fallu se rendre à l'évidence : il n'était pas fait pour un métier intellectuel. D'autre part, son physique désavantageux et ses mystérieuses maladies à répétition lui interdisait toute tâche physique. On le garda donc à la maison, à la plus grande joie de la mère.

    Depuis ce temps-là, les deux frères habitaient donc ensemble, Joseph travaillant d'arrache-pied pour faire vivre le ménage, et Jean se plaignant de ses douleurs tout en trainaillant du fauteuil à la fenêtre. Quand vint l'heure d'être appelé sous les drapeaux, Jean eut bien du mal à sortir de son lit. Mais les gendarmes qui étaient venu le chercher étaient des sans-coeur, des étrangers qui venaient du chef-lieu de canton ; ils l'emmenèrent malgré ses cris et Joseph écopa d'une forte amende pour s'être opposé à eux.

    Il faut croire que dans l'Armée Française, on avait besoin de gens bien mal en point puisque Jean fut jugé apte. C'est alors que les demandes de mandat se mirent à affluer. Toujours brave, et sachant bien que le village était au courant de son courrier, Joseph se trouva dans l'obligation de subvenir aux besoins de son frère absent, lesquels ne cessaient d'augmenter. Heureusement, les tâches ménagères étant moins lourdes depuis le départ de Jean, l'aîné put travailler plus longtemps à la menuiserie pour y pourvoir.

    Bref, ce jour-là encore, le 'tiot lui demandait quelques francs. Il parcourut à pied les dix kilomètres jusqu'au bureau de poste, sans maugréer, au cas où on le verrait. Il ressentait un certain soulagement : c'était un des derniers mandats puisque le frangin serait libéré dans deux mois, à la fin de l'été. Au bureau de poste il tendit son papier, l'employé le data d'un coup de tampon : 28 juin 1914.

    Un mois et demi plus tard, le régiment de Jean fit route vers le front. Joseph se trouva dans un poste de commandement, où l'on avait besoin de gens intelligents, sachant lire et écrire.

    Il ne fallut pas une semaine pour que le grand se rendît compte de l'absurdité de la situation, il commença alors de longues démarches qui, grâce à son opiniâtreté et à ses talents d'orateur, finirent par porter leur fruit : il échangea son poste au chaud contre celui de son frère.

    Quand il revint au village, Joseph avait derrière lui trois ans de tranchée, trois ans de froid, de faim, de souffrances extrêmes. Trois ans qu'il avait donné pour la France et pour son frère. Son premier geste fut d'ailleurs de fleurir la tombe de ce dernier qui s'était brisé la nuque en se prenant les pieds dans le tapis d'on ne sait quel Quartier Général.

    Il y avait sur la tombe trois noms et trois portraits. Et ces trois mauvaises photographies semblaient lui jeter des regards furieux.

    Il essaya bien de se refaire une vie mais il ne pouvait s'empêcher d'entendre que dans son dos on parlait de remords, de laisser mourir son frère à la guerre, à la guerre le pauvre Jean, vous vous rendez compte, il pouvait pas tant en supporter.

    Il se décida donc à émigrer et trouva une place d'employé dans la ville de Digoin, la mort dans l'âme.

    On le trouva flottant dans le canal deux mois plus tard.

    Son cadavre était épouvantablement maigre.

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Commentaires
B
Mais aussi, pourquoi, il l'a pas envoyé aux pelotes son frère,le Joseph.<br /> C'est pas bon, d'être trop bon.
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J
Le Jean aurait fait son service au 7° BCA, alors ?<br /> Ou bien c'est pour m'appâter (de lapin)...
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C
;)<br /> (et fais gaffe; avoir des enfants pour les faire chier, ça peut s'avérer tout autrement...)
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M
Still } Moi j'aime le malheur, surtout celui des autres.<br /> <br /> Jacques } Y'aura pas de lapin au menu de tous les jours non plus.
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J
Oui, c'est gai et plein d'entrain.
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