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LeCartophile
13 avril 2008

Carte Postale #29

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    Appelez-vous Suzanne, vous n'êtes qu'une vieille bique, mais si votre prénom se trouve réduit à Suzon ou Suzette, voilà qui vous transfigure et prouve une chose : vous êtes aimée.  Et Suzanne Pellissier était aimée, plus que ça, admirée. Suzon se démenait pour tenir le ménage, pour élever l'enfant, seule dans la maison sombre qu'elle n'avait pas fini de payer. Elle n'était pas fille-mère, et c'était bien heureux, mais son homme était loin, bien loin, à gagner l'argent qui leur permettrait un jour de s'installer au pays et de gagner bourgeoisement leur vie.

    Ils s'étaient mariés à l'église un beau jour de juin, Henri et Suzanne, et ma foi, ils formaient le plus beau couple du monde. En ces lendemains de guerre, on avait bien besoin de rêver un peu. Ils étaient tous les deux beaux, charmants et surtout, ils s'aimaient, depuis longtemps. Ce n'était pas pour rien qu'Henri avait rejoint le résistance, c'était pour pouvoir au jour de la victoire, pavoiser devant Suzanne.

    Elle-même avait su résister à toute tentation pour s'offrir à son héros. Ce jour de juin 1946, il y eut donc une grand fête et les mariés sortirent de l'église sous les fusils-mitrailleurs des FFI se croisant dans une haie d'honneur qui sentait la poudre et le bon goût. A l'auberge, on mangea du pâté fait maison, un signe extérieur de richesse, étant donné la rareté du cochon.

    La nuit de noces se passa le mieux du monde, les deux tourtereaux pouvant enfin partager le moment dont ils rêvaient depuis si  longtemps, un moment intense de tendresse et de sauvagerie mêlées. Il ne dormirent guère pendant une bonne semaine, tout entier l'un à l'autre, rassurés de trouver dans cette complicité physique le pendant de leur connivence sentimentale.  Bref, ils s'entendaient si bien au lit que Suzon tomba tout de suite enceinte, ce qui posa un gros problème : ils n'étaient encore que de grands enfants et trouver un métier dans la région n'était pas si  simple, surtout pour quelqu'un comme Henri qui n'avait pas de réelle qualification.

    Ils étaient tous deux bien trop amoureux l'un de l'autre pour accepter, comme le voulaient les parents, d'occuper une chambre dans une des maisons familiales. Ils voulaient leur intimité et il ne serait pas dit que l'enfant à venir ne devrait son éducation qu'à la pitié grand-parentale. La mère Fradin venait de passer et sa maison était donc à louer.

     Henri se démena pour obtenir quelques prêts et paya six mois de loyer d'avance, il refusa tous les passe-droits qu'on eût voulu  lui faire en sa qualité de héros, de jeune marié, de garçon sympathique et honnête. Il n'aurait pu en être autrement s'il voulait conserver tout l'amour qui le liait à sa Suzanne.

    Il fut donc décidé que durant quelques années ils tireraient certes le diable par la queue, ils seraient certes séparés, mais qu'il fallait en passer par là afin que le couple puisse s'installer au pays, et ouvrir le petit commerce dont chacun avait envie. Il y eut bien un semblant de discussion sur la nature du dit commerce, mais Henri, qui avait dans l'idée d'ouvrir une quincaillerie, se rendit aux arguments de sa tendre épouse : elle tiendrait le magasin le temps qu'il gagne de quoi rembourser les dettes, et c'était un commerce trop masculin pour elle.

    Le mari n'ayant plus rien à prouver concernant sa virilité accepta donc qu'on ouvrît une mercerie, après tout ce n'était qu'un magasin de bricolage pour femme, cela revenait donc au même. Le lendemain à l'aube, Henri fit son premier voyage vers la ville pour y trouver un travail.

    Il revint le soir, à moitié joyeux, porteur de deux nouvelles. La bonne nouvelle était qu'il avait déjà trouvé un travail, la mauvaise était que ce travail le condamnerait à être loin de la maison pendant de longues périodes et il partirait dès le lendemain. Ils ne dormirent pas cette nuit-là. Jusqu'à tard dans la soirée, ils pesèrent le pour et le contre, et finalement, leur décision prise, ils firent l'amour durant le reste de la nuit, comme pour faire provision , pour anticiper leur longue séparation.

    Le lendemain, Suzon alla seule faire les courses à l'épicerie. On demanda des nouvelles d'Henri, si il était encore descendu à la ville, et que c'était pas si facile de trouver un emploi.  Suzon avait un air de fierté quand elle annonça à tout le village qu'Henri avait déjà trouvé un gagne-pain, et dans la haute société : il était chauffeur de maître ! On s'extasia beaucoup, affirmant bien fort qu'il avait déjà un pied chez les gens importants.

    Bien sûr certains furent déçus quand ils apprirent qu'il ne s'agissait pas d'un emploi dans l'administration, chauffeur du préfet, voilà qui avait de l'allure, mais qu'Henri était désormais au service d'une famille d'industriels, des gens qui voyageaient beaucoup et, nécessairement à qui il fallait une voiture et un chauffeur personnel.

    A partir de ce jour, les mandats arrivèrent régulièrement, permettant à Suzon de régler les dettes, de vivre assez bien, de préparer la maison en vue de l'arrivée du bébé et même de mettre un peu de côté à la caisse d'épargne pour réaliser le projet, d'ailleurs elle acceptait quelques ménages pour augmenter sa pelote : une bien courageuse fille cette Suzon.

    L'épicerie devint son lieu de vie sociale, c'est là qu'elle attendait le facteur et qu'elle lisait les cartes d'Henri qu'il lui apportait deux à trois fois par semaine.  Il y décrivait par le menu son parcours, sur les routes de France toute la journée, jamais en place, toujours par monts et par vaux. C'était un régal pédagogique pour les femmes du village qui, après avoir écouté la prose météorologique d'Henri, se précipitaient sur l'envers pour s'émerveiller de la richesse et de la splendeur touristique de leur nation.

    On trouva fort impressionnant le pont du Gard, d'autant qu'il avait été entièrement construit "à la main", la place Stanislas brillait que s'en était un bonheur, on trouva très cocasse que Pont-Aven porte le même nom que les galettes, les Pyrénées furent jugées très majestueuses, mais moins vertes que celles de la région... La vieille Catherine Guigney eut d'ailleurs un mot pour résumer son enthousiasme : "Les voyages, ça fait voir du pays." On opina du chef.

    Henri ne revint que pour l'accouchement du petit : un garçon qu'on nomma Antoine. La naissance liée à sa longue absence fit qu'il fut fêté comme un héros. On le soumit à un feu roulant de questions concernant son activité, mais il garda une discrétion toute professionnelle, se refusant à parler de ses employeurs, semblant embarrassé même quand il s'agissait de les évoquer.

    Il ne resta qu'une semaine au pays, une semaine qu'il consacra presqu'exclusivement au petit et surtout à sa mère. Leur séparation n'eut cependant rien de pathétique, ils eurent l'un vers l'autre un long regard embrasé et Henri se mit en route pour prendre son bus. Il s'était à peine éloigné de trois pas que Suzon le rappela :

    - Mon chéri, ça serait bien que j'ai une photo de toi, tiens une photo de toi en uniforme, avec la voiture pourquoi pas ?


    Henri sembla réfléchir, hocha la tête sans un mot. Sur la place le car corna, c'était le troisième appel, le dernier. Henri eut un rapide geste de la main, se retourna et s'en alla au pas de course  pour attraper au vol le car brinquebalant. Une fois installé sur son siège, il se plongea dans ses pensées : ses sourcils s'étaient froncés.

    Pendant six longues années, Suzon dut se débrouiller seule, avec le petit sur les bras et bientôt une seconde enfant : Bernadette. Henri arrivait à rentrer à la maison deux fois l'an pour une semaine. Il supervisait l'installation du magasin, félicitant sa petite femme pour le merveilleux travail qu'elle fournissait. Elle le félicitait derechef pour le travail de forçat qu'il devait accomplir puisque le montant des mandats ne cessait d'augmenter. De félicitations en félicitations, ils finissaient toujours au lit, car ces deux-là éprouvaient l'un pour l'autre une passion dévorante que la séparation en faisait qu'attiser.

    A l'ouverture de la boutique, et malgré son absence, Suzon voulut que son mari soit avec elle : elle accrocha donc en bonne place sa photographie, qu'elle avait fait agrandir pour l'occasion. Derière le comptoir, Henri se tenait désormais en pied, ou plutôt en bottes, vêtu d'un uniforme à galons, quasiment au garde-à-vous devant une superbe voiture qu'on identifia comme une Bentley. Le poster en noir et blanc était superbe, on le dit bien sûr à Suzon.  C'était à chaque fois l'occasion d'un panégyrique à propos de ce brave Henri qui se sacrifiait loin de sa famille, il arrivait même que la jeune femme écrase une larme.

    Il fallut donc six ans pour que les dettes soient payées et que le petit commerce tourne assez bien pour leur permettre de vivre et d'élever leur famille. Henri rentra. Il s'installa dans la petite maison et il alla donner la main au magasin. Il s'occupait du rangement, des comptes, c'est aussi lui qui empruntait la camionnette de Bébert pour aller chercher les fournitures en gros.

    Les deux époux s'étaient retrouvés et, s'ils ne l'envisageaient pas vraiment, ils faisaient tout pour que leurs enfants héritent d'un nouveau petit frère. D'ailleurs ils irradiaient tant le bonheur qu'il n'était pas rare qu'on passe le seuil de la mercerie juste pour le plaisir de goûter cette atmosphère apaisante, justifiant la visite par l'achat d'une bobine de fil ou d'un jeu d'élastique dont on n'avait que faire.

    Cela faisait six mois qu'Henri et Suzon filaient le parfait amour lorsque la voiture vint se garer en face de la boutique. C'était la Bentley devant laquelle Henri posait, au-dessus du comptoir. La vieille Benoîte Poncet qui était venue se réapprovisionner en boutons de culotte le remarqua bien et s'exclama :

    - Mais c'est vos patrons, M'sieur Henri, ah ben, c'est bien aimable de venir vous rendre visite.
   
    Henri se pétrifia.

    Il sortit d'abord de l'automobile une chevelure noire et broussailleuse qui surmontait un visage rougeaud orné d'une magnifique moustache cirée. Puis s'extirpa difficilement de la voiture un énorme ventre qui pointait hors d'une veste rouge vif à brandebourgs dorés et se mit en marche vers la mercerie. Ses bottes brillaient de mille feux et il entra en poussant violemment la porte.

    - Hé ben mon Riton, j'en ai eu du mal à te retrouver mon gaillard.

    L'interpelé semblait avoir soudain perdu une bonne tête, il s'était recroquevillé dans un coin du comptoir, le regard affolé. Suzon, interloquée, s'adressa à l'étrange personnage :

    - Je vous pardon, monsieur... monsieur ?

    - Riglioni. Et faut pas s'excuser, on est de la même famille après tout ou peu s'en faut ma petite Zézette. Ah je vois que la photo de l'homme est bien en place, c'est bien mon Riton, faut garder les souvenirs. Ah ma petite Zézette ton homme c'est le meilleur conducteur de caravanes que j'ai connu. Et puis il faut dire ce qui est, l'habit de Loyal lui allait mieux qu'à moi hein. C'est pour ça que je viens mon Riton, t'es parti un peu vite et je te devais une semaine de salaire. Ca fait pas bezef' tu me diras, mais les bons comptes font les meilleures soupes...

    Il eut alors un rire qui semblait un rugissement et il posa énergiquement un paire de billets sur le comptoir. Puis il se cassa en deux devant les dames, manquant de tomber en avant et prit congé aussi brutalement qu'il était arrivé, non sans adresser à la cantonade un dernier boniment :

    - Et si jamais le cirque Riglioni passe dans les parages, n'hésitez pas hein, il y aura toujours des places gratuites pour les petits et un coin de table pour avec la troupe. Nous autres on n'oublie jamais un camarade.

    La voiture repartit en trombe. A l'intérieur du magasin, le silence était d'autant plus pesant que le contraste avec l'intervention de Monsieur Riglioni était fort. Ce fut la vieille Benoîte qui osa le briser, demandant combien elle devait puis s'échappant le plus discrètement possible. Aussitôt la vieille sortie, Suzon alla baisser le rideau et enlever le bec de cane de la porte.

    La nouvelle fit bien vite le tour du bourg, la voiture n'était pas passée inaperçue. On en rigola bien du fait que l'Henri, qu'on croyait dans la haute, il faisait le clown sur les routes depuis six ans.

    Même que comme spectacle ça devait pas bien être fameux, vu comme il était rigolo.

    A partir de ce jour-là, on ne vit plus Henri que fugitivement, qui travaillait dans l'arrière-boutique. Le grand portrait avait disparu. Suzon restait toujours aussi aimable mais elle avait acquis une dureté dans les traits qu'on ne lui connaissait pas jusqu'alors.

    Bien sûr étant donné la sympathie qu'ils inspiraient, on ne se moqua jamais d'eux publiquement.

    Juste l'hiver, quand leur petit Antoine allait à l'école, on trouvait qu'il avait un peu le nez rouge ce gamin.

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Commentaires
A
Voilà bien longtemps que je n'avais pas eu le temps de me plonger dans tes cartes postales...<br /> Et enfin, j'ai pu retrouver ce plaisir immense de voyager dans le temps avec toi.<br /> Merci<br /> <br /> PS Et merci pour le lien. Je suis très honoré.
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L
Eloge bouclé, éloge posté.
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M
Chantal } Et il en dit quoi ?<br /> <br /> Still } Le mensonge tue encore mieux. Si on le découvre.<br /> <br /> Mère castor } Flatté je suis.<br /> <br /> Titouan } Cher neveu, au lieu de lire des conneries, tu ferais mieux de dormir pour laisser ta mère se reposer.
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T
Et alors la famille s'est-elle agrandie? Dire qu'aujourd'hui Suzon serait fière que son bonhomme passe dans la nouvelle star!<br /> En tout cas ça permet de passer le temps avec Titouan qui écoute ces nouvelles!
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L
C'est pas le tout, Monsieurmonsieur, c'est vous qui avez le mieux compris la famille de maman poule, faut dire que les familles, ça vous connait. Je préparerai donc votre portrait (en image, laissons l'écriture à ceux qui savent) dès que j'aurai un petit moment d'inspiration.
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