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LeCartophile
6 novembre 2007

Carte Postale #6

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    Georges Morin ferma la porte et, encore abrité sous le porche, ajusta sa gapette afin de lui donner un léger air canaille et passa ses gants : pour l'occasion il avait fait l'acquisition d'une paire de gants de cuir. C'était une belle journée : il avait obtenu, de haute lutte, son après-midi afin de visiter à Paris la belle Emilia. Il prendrait le train de midi seize et reviendrait le soir par l'omnibus de dix-neuf heures, le laps de temps séparant les deux trajets serait assez long pour qu'Emilia et lui fassent avancer leur relation. Il sourit et sortit du porche. Tout à sa joie, il prêta peu d'attention au sifflement qui venait de naître au-dessus de sa tête.

    Il avait souffert durant sa vie, Georges Morin, mais pas trop. Disons qu'à cinq ans, chacun lui aurait tapoté la tête en lui disant "mon pauvre enfant". Fils chéri d'un couple heureux, il connu le malheur de perdre ses parents lesquels passèrent de vie à trépas au cours d'une excursion en forêt, dans un accident qui impliqua aussi un sanglier myope et et un imposant arbre mort. Il fallut quelques temps avant qu'on retrouve leur corps, sous la pression d'une voisine qui gardait le petit Georges depuis plusieurs jours et qui n'avait pas franchement les moyens d'ajouter une bouche à sa couvée déjà nombreuse, monsieur le brigadier.

 

    La famille Morin avait été durement touchée par la guerre, et il ne restait guère comme famille au pauvre orphelin qu'une grand-tante qui habitait le belle cité médiévale de Provins. Le sort voulu que celle-ci accueillît le jeune enfant avec un enthousiasme débordant. Mademoiselle Clothilde Magnin n'avait pas pu avoir d'enfant, non par conséquence d'une quelconque aridité ou malformation vaginale, mais parce que, prude et vertueuse, elle avait voulu réserver sa virginité pour celui, viril et honnête, qui deviendrait l'homme de sa vie.

 

    Elle le voyait beau et élégant, doux et cultivé aussi. Il saurait être fort dans l'adversité et généreux aux jours de bonne fortune. Il aurait la moustache friponne, mais son oeil ne se poserait jamais avec concupiscence sur une autre femme. Ensemble, entourés d'une myriade d'enfants sages (mais gais cependant), ils formeraient le plus envié et le plus parfait des couples. La maison sentirait l'encaustique, la fumée de l'âtre et la cuisine traditionnelle, mais aussi les les parfums profonds du lointain Orient.

 

    Habitée par ce rêve, elle opposait une moue dédaigneuse aux avances des rares prétendants qui se présentaient et avaient le malheur de se trouver fils de maraîcher ou de marchand de charbon ou qui ne savaient aligner deux phrases correctes. Car les prétendants étaient rares : captive de ses songes féeriques, Clothilde ne s'était pas aperçu qu'elle n'était pas vraiment belle : le nez si maigre qu'il semblait tordu, les joues creuses et la bouche fine et trop pâle, les yeux caves, du visage entier transpirait une impression de sévérité qui cachait fort bien la petite fleur bleue que mademoiselle Magnin nourrissait en son sein.

 

    Elle épargna donc ses deux fleurs jusqu'à décrépitude et que le Ciel lui fasse le don inattendu de cet enfant. Emue par sa propre grandeur d'âme, elle l'accueillit dans son foyer comme elle l'aurait fait du messie naissant. Georges Morin vécut alors les plus heureuses années que puisse vivre un enfant.

 

    La différence d'âge et le souvenir de ses parents fit qu'il baptisa sa mère de substitution du charmant sobriquet de Mémère. Chlotilde couva quant à elle son Bichon, lui accordant tout ce qu'il était raisonnable d'accorder à un enfant, ne mégotant jamais sur ce qui pouvait lui apporter un peu plus de confort, de culture ou de bien-être. Son travail de couturière à façon lui permettait d'être toujours présente au logis et de parer à toutes les urgences qui pouvaient se présenter.

 

    Georges était d'un naturel doux, et d'autant plus perméable aux recommandations de Mémère. Il suffisait à cette dernière de faire une recommandation et d'ouvrir de grands yeux larmoyants pour que le Bichon s'applique ensuite à ne jamais refaire la même erreur. Il appliquait avec intelligence chaque leçon et ce qui devait arriver arriva. Il devint un homme, un homme à la moustache friponne mais à l'oeil prude, enfin l'homme qu'on ne pouvait qu'imaginer auparavant : l'homme parfait. Mémère touchait au bonheur suprême. C'est alors que tout dérailla.

 

    Un beau soir de juin, le Bichon voulut aller au bal avec des amis. Pour la première fois il lui demanda de ne pas l'accompagner. Jusqu'à ce jour, elle avait tenu le rôle de chaperon bienveillant, et jamais, bien qu'il dansât merveilleusement la valse, jamais il n'avait serré de près une jeune fille. Mémère avait cru qu'il n'en serait pas capable ce soir-là non plus. Ce soir-là pourtant, il dansa avec une seule partenaire. Ils s'étaient repérés du coin de l'oeil auparavant : la belle Emilia ne passait pas inaperçue tant elle étincelait en société. Son sourire était franc et large, ses yeux pétillants avaient fait tourner plus d'une tête et brisé plus d'un coeur.

 

    Parisienne par obligation, puisqu'elle y avait trouvé une bonne place, elle revenait tous les week-end dans sa ville natale pour y retrouver ses amies. Et ce soir de juin là, elle fut invitée enfin par le beau garçon qu'elle couvait depuis longtemps du regard. La main de ce dernier vint se caler naturellement au creux des reins de la belle et comme dans les contes de fées, ils ne dirent presque rien, se contentant de se regarder dans les yeux jusqu'à ce que le bal finisse. Georges rentra donc un peu tard et tomba sur une Mémère folle d'inquiétude qui le passa sur le grill. Pour la première fois, il ne ressentit ni culpabilité, ni peine, et les yeux encore pleins  d'Emilia, il alla s'enfermer dans sa chambre pour rêver un peu.

 

    Le week-end suivant, il émit le souhait de retourner au bal et cette fois-ci la vieille se prépara à l'accompagner. A peine arrivés, Georges la laissa sur une chaise et se précipita pour inviter Emilia qui venait juste d'arriver. Et à ce moment-là, Mémère comprit tout. La valse des deux tourtereaux ne laissait aucune place au doute : son Bichon était en train de lui échapper. Elle contre-attaqua dès la polka suivante : "Mon garçon, tu vas bien faire un peu danser une vieille qui s'ennuie. Excusez-moi mademoiselle." Ce soir-là aussi on dansa jusqu'à ce que l'orchestre se taise. Par-dessus le chignon gris de Mémère, Georges cherchait les yeux de la jeune fille pour lui lancer des regards d'excuse : il se jura que cette situation ne se répèterait pas.

 

    Le week-end suivant fut la date à laquelle Clothilde et Georges se disputèrent pour la première fois. Georges se rendit au bal de mauvaise humeur, poursuivi par l'image de la vieille femme en train de pleurer dans le salon quand il avait refusé qu'elle vienne. Il dansa plus âprement qu'à l'habitude pour chasser cette vision, et cela ne déplu pas à sa cavalière qui dut se cramponner plus fortement à lui pour garder son équilibre. Ils s'embrassèrent.

 

    Le lundi et le mardi, Mémère garda le lit : une commotion l'avait prise. En bon garçon, le Bichon s'occupa d'elle avec beaucoup de tendresse et d'attention, lui apportant sa soupe dans la chambre, allant lui acheter de petites douceurs. La semaine se finit dans une atmosphère de paix et de réconciliation, tout allait bien à la maison. Le samedi, Georges sortit seul.

 

    Le mercredi suivant, le docteur prescrivit du repos à Clothilde et demanda au Bichon de bien s'occuper d'elle, que ce n'était sans doute rien, mais que trois jours sans pouvoir se lever, éh bien c'était un peu inquiétant, surtout à l'âge qu'elle atteignait maintenant. Le samedi, Georges ne put aller retrouver Emilia, il lui écrivit donc pour s'excuser et lui expliquer que Mémère était malade depuis une semaine et qu'il devait la veiller. Il avait pris ses dispositions le samedi suivant et une voisine vint le relayer tandis qu'il valsait et embrassait Emilia. Bien qu'elle fût dans le salon, la voisine entendit distinctement les grommellements qui s'échappaient de la chambre à coucher : des chuchotis nourris qui semblaient parfois violents.

 

    Dimanche dans l'après-midi, Georges, affolé, fit irruption à l'hôpital : il fallait venir voir sa Mémère, c'était horrible, c'était terrible, c'était incompréhensible. Le médecin qui vint à l'appartement ne sut quoi diagnostiquer concernant l'oeil affreusement gonflé de Clothilde. Il ne fit pas attention à la pommade qui traînait sur la table de nuit, toute trace du produit avait disparu de l'oeil pendant la nuit.

 

    La santé de la vieille continua à décliner de plus en plus, mais Emilia était amoureuse et Georges savait s'adapter : ils s'écrivaient plusieurs fois par jour, et parfois même Georges parvenait à s'échapper pour la retrouver. Rien n'y faisait : même cacochyme, Clothilde dut bien se rendre compte qu'elle n'était plus de taille à lutter contre une jeune femme blonde à la silhouette engageante.

 

    C'est pourquoi ce jour-là, quand Bichon partit la laissant en train de suffoquer, de hâleter et de tousser, elle se leva dès la porte fermée et se précipita vers le fenêtre. La casquette du jeune homme sortit du porche. Elle lâcha le pot de fleurs.

 

    Elle l'avait tant attendu : personne ne le lui prendrait.

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Commentaires
M
Clo } Désolé chère Clothilde pour la coïncidence. Je ne doute pas que vous soyez bien plus charmante que votre homophone. Mais faites attention tout de même , c'est peut-être un signe ...
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C
Vous savez quoi? Je m'appelle Clothilde Magnin, ça fait un peu bizarre de lire ça... ^_^<br /> <br /> Très joli texte en tout cas!
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T
C'est bien la première fois que j'entends un pot de fleurs siffler... étonnant, non?<br /> J'ai découvert un nouveau mot, cacochyme, qu'il est beau ! merci MonsieurMonsieur et à demain!
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M
Cendrine } Merci ma collègue !
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C
Waou! On est tenu en haleine jusqu'à la fin!<br /> C'est très joliment écrit, merci!
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