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LeCartophile
13 mars 2008

Carte Postale #22 - la mienne.

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    Le Docteur André Cénas était un hygiéniste convaincu, ce qui n'était guère étonnant de la part d'un médecin progressiste, républicain et socialiste. Il était paternel et attentionné envers sa clientèle coutumière : les gueules noires du puits Couriot ou les ouvriers de la Manufacture des Armes et Cycles. Il les soignait avec beaucoup de zèle, n'hésitant pas parfois à mentir sur les prix pour pas trop les mettre dans la débine, les belets* , n'hésitant jamais à les mettre en caisse* aux  frais des patrons exploiteurs.

    Bref le Docteur Cénas, tout le monde l'aimait bien, mais, beauseigne*, il tirait un peu le diable par la queue avec sa pauvre femme. Il comprit bientôt que si ça devait durer ainsi, il n'aurait plus la force et l'argent pour aider les plus miséreux : il décida donc de s'installer en centre-ville et de soigner le bourgeois, le coeur en berne.

    Autant sur le minarat*, on lui soignait les poumons d'où qu'il sortait une espèce de pâte brune, autant sur les riches c'était au niveau du bide que ça se passait. C'était tous les jours concours de ventres gras et enflés, c'était des foies de deux kilos  qu'on avait du mal à en faire le tour des deux mains, c'était des boyaux bouchés par de la nourriture trop riche.  On en sortait toujours quelque chose, mais c'était un peu moins noble.

    Il y avait un autre point commun entre les deux pathologies : on ne les soignait pas sur place. Pour ce qui concernait les crises de foie, le docteur Cénas préconisait un voyage vers une ville d'eau, où l'on soignait mieux ce genre de maladies. Pour la silicose, on ne la soignait pas du tout.

    Or il se trouvait qu' André Cénas avait un bon ami du côté du Doubs, un bon ami qui avait ouvert une clinique pour prendre les eaux. Le camarade Auber était un excellent médecin, mais néanmoins un affreux réactionnaire : sans aucun atermoiement, il avait troqué sa tâche sacrée contre la confortable existence de ceux qui pratiquaient la médecine de luxe.

    Les deux anciens collègues avaient gardé contact, notamment pour que certaines caisses d'eau des monts du Forez* aux propriétés caractéristiques fassent leurs bons offices dans les services du directeur Auber à Besançon. Ce fut donc tout naturellement que le Docteur Cénas lui envoya  des convois entiers de curistes lesquels revenaient ravis, le teint frais et l'oeil pétillant car Auber connaissait son métier.

    Tout allait donc bien pour André qui gagnait désormais bien sa vie, au point que son ventre s'arrondit un peu. Tout allait d'autant mieux que cette prospérité nouvelle permettait au bon docteur de se consacrer deux jours par semaine à ses oeuvres sociales : soigner les pauvres, tâche qu'il pouvait pratiquer de façon bénévole.

    Seulement, deux jours par semaine, ça n'est pas six jours, et les malades, chez les pauvres, il y en avait d'abonde* : des petits, des grands, des maigres et des costauds. Tout seul, le docteur Cénas n'avait pas assez de mains pour soulager, panser et soigner. Ses ambitions ne cessaient de gonfler : il y avait tant et tant d'abistrognés* à remettre debout, qui devaient élever une famille, donner à manger aux belins*. On ne pouvait pas laisser les choses en l'état et un seul homme ne saurait y suffire.

    Le docteur Cénas eut alors cette idée folle : il prit un employé. Oui, un employé qui soignait les pauvres à sa place. Au départ, l'idée était d'avoir un infirmier, pourquoi pas un médecin militaire  à la retraite, mais encore une fois la générosité du docteur le submergea, il décida que les pauvres avaient bien le droit à la même qualité de soin que les riches et il engagea un jeune interne.

    Il n'était pas question que les soins de ce collègue soient payants pour les mineurs et les ouvriers, et tout le monde ne partageait pas l'utopie de Cénas. Il dût donc subvenir aux besoins de son employé et ils se partagèrent les gages de la riche clientèle du centre-ville.

    Un problème se fit tout de même jour : les patients se faisaient de plus en plus rares tant les soins bisontins étaient de qualité. Il parut alors nécessaire de suggérer certaines pratiques à Auber. Il marrona* bien un peu au début, mais un capitaliste on ne pouvait que le convaincre si on lui faisait miroiter un gain pécuniaire important. C'est ainsi que l'ami du peuple fit un marché juteux avec son collègue rétrograde.

    Il s'engageait à continuer de lui envoyer tous ses patients si il les lui renvoyait à moitié guéris, qu'il puisse y avoir toujours l'espoir d'une rechute. Ainsi les curistes resteraient des clients à vie : ils rentreraient, mangeraient de bon appétit, jauniraient bientôt, viendraient voir le Docteur Cénas qui les enverrait au docteur Auber qui tiendrait le médecin au courant de leur état de santé, et quand ils seraient presque guéris, ils rentreraient à Sainté*. Après tout les mineurs enrichissaient les patrons avec leur sueur, ce n'était que justice que ces derniers paient les soins de leurs employés avec leur graisse.

    On les dégraissait un peu, juste assez pour qu'ils puissent retomber malade pour la bonne cause.

     Le petit marché fonctionna bien, au-delà même de la guerre.

    Le Docteur Cénas savait pourquoi il maltraitait ses patients, en son for intérieur il en tirait une certaine fierté.

    Il n'empêche que son bon fond le rattrapa : alors qu'il avait toujours abhorré la calotte, il fit venir un prêtre à la veille de sa mort pour se confesser.



*Petit lexique gaga :
Belet : terme empreint de tendresse pour désigner une personne.
Se mettre en caisse :  se mettre en congé maladie.
Beauseigne : terme marquant la plainte, "le pauvre".
Minarat : mineur.
Forez : c'est juste de la pub ,les eaux pétillantes du Forez sont vraiment terribles.
D'abonde : beaucoup.
Abistrognés : blessés, mal en point.
Belins : enfants (cf belets).
Marroner : bougonner.
Sainté : Saint Etienne bien sûr. Allez les verts.

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Commentaires
S
C'est ecoeurant.<br /> Pas l'histoire, ton style.
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C
MrMr } tu as raison. N'empêche que tu es bon quand-même...
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V
L'enfer est pavé de bonnes intentions.
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J
Jacques > huhuhuhu !<br /> (Pas très loin du centre pénitentiaire, il paraît.)
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J
Jaligny sur Besbre, riante bourgade.<br /> Et il y a aussi un asile de fous à Yzeure, pour ceux qui sont dans l'Allier nés...
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