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LeCartophile
13 février 2008

Carte Postale #18

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Marcel Burat avait dû attendre longtemps avant de tomber amoureux, et cela lui était enfin arrivé à l'aube de ses quatre-vingts ans. Il avait jusque là traîné une petite vie sans grand intérêt, sans passion marquante. Au environs de vingt ans, il s'était marié avec une certaine Gisèle ; elle mit au monde une demi-dizaine d'enfants de sexe et de prénoms divers, faisait le ménage et le repas.

Marcel ramenait au logis l'essentiel pour que ses rejetons fussent bien élevés et qu'il n'eût pas à rougir d'eux en société. Il arrivait parfois que la famille s'offrît le luxe d'une séance de cinématographe ou de quelques tours de manège à la Vogue. En ces occasions, la famille fermait à double tour les portes et le portail de leur petit pavillon avant d'appuyer sur les pédales des bicyclettes, moyen de transport quotidien que l'on préférait à la petite automobile, trop dispendieuse et qu'on n'utilisait qu'aux sorties estivales sur la côte bretonne voisine.

Ainsi se passa l'existence jusqu'au jour où le dernier des enfants se trouve un métier, puis un toit, et enfin fonde une famille à lui. Les deux époux Burat se retrouvèrent seuls dans leur pavillon, à la retraite pour lui, sans plus d'occupation pour elle. Gisèle se mit alors à dépérir, et mourut d'ennui profond un dimanche après la messe, messe à laquelle ils assistaient par l'intermédiaire du petit écran.

L'utilité de la voiture étant désormais nulle, Marcel la revendit et plaça le fruit de la vente sur un compte épargne, au cas où. Il ne sortait désormais guère que pour acheter de quoi se nourrir au marché. Chaque semaine on le voyait arriver à dix heures précises puis repartir à dix heures quarante, traînant derrière lui un petit caddie en tissu écossais noir et rouge. C'est au cours d'un de ces marchés que l'amour s'imposa à Marcel Burat, et ce fut un coup de tonnerre dans sa vie paisible.

Il y avait dans une cage grillagée trois poussins pelés, les pattes salies de fiente verdâtre, trois poussins de canard qui cornaient tristement en tentant de passer leur large bec par les mailles du fil de fer. A cette vue, le coeur de Marcel fit un bond, il lui semblait reconnaître dans ces palmipèdes sa famille dont il avait trop tôt été séparé. Fébrile, il paya sans discuter au paysan le prix abusif de leur adoption. Une folle journée commença.

Il trottina avec une vigueur qu'on ne lui supposait pas chez le quincailler et lui acheta une scie, un étau, une panoplie complète de clous et d'équerres, passa chez le menuisier pour y faire l'acquisition de deux belles planches, droites et sans noeud ; le marchand de couleur lui vendit peinture et vernis, l'animalerie grains et paille. Le soir venu, Marcel Burat se coucha le corps douloureux d'une activité trop intense, mais l'esprit  satisafait comme jamais auparavant : au  beau milieu de la pelouse, un superbe poulailler se dressait dans lequel trois oisillons dormaient paisiblement.

Il les baptisa Pierre, Louis et Paul, et il ne se passa désormais pas un jour sans qu'une pierre fût rajoutée à l'édifice du bien-être des canetons. des travaux quasi pharaoniques eurent lieu pour entourer le poulailler, à la manière d'un isthme, d'une mare peu profonde mais fort bien étudiée. A l'ouest un bosquet de roseau livrait une cachette aimable, au milieu un bouquet de nénuphars mettait une tache de couleur, au nord, une plage de sable permettait que les canards, après s'être dégourdi les palmes, reprennent pied sur la terre ferme.

Pour que l'eau ne se trouble pas trop, un robinet coulait en permanence, le trop-plein allant au tout-à-l'égoût. La pelouse restait une pelouse grâce au soin attentif de Marcel, prompt à ramasser les fientes de ses protégés afin qu'ils ne marchent pas dedans. Petit à petit, le poulailler se transforma, devenant une lourde et luxueuse bâtisse ingénieusement conçue pour être fraîche l'été et chaude l'hiver : le Versailles de la gent palmipède.

Tout allait pour le mieux, et Marcel rayonnait d'amour. Arriva Noël et il reçut une invitation de Jeanine, sa seconde fille, dont c'était le tour d'accueillir "le vieux" pour le réveillon. Au lieu d'aller à la gare acheter comme chaque année son billet de seconde classe, Marcel prit sa plus belle plume et répondit qu'il s'excusait bien, que c'était bien gentil, mais que si il venait, qu'est-ce que les canards allaient devenir ?

Dès le mois de janvier, les cinq enfants Burat se réunirent pour considérer ensemble cette étrange missive. Le vieux avait-il tourné la carte ? Qu'est-ce que c'était que ces histoires de canard ? On décidé d'envoyer Henri, l'aîné en éclaireur au pavillon familial. Il en revint affolé. Dans le jardin, le jardin même qui avait vu leurs parties de cache-cache et leurs galipettes, sur cette pelouse sans histoire, il y avait maintenant une sorte de lac, dominé par un bâtiment dont ils auraient volontiers fait leur chambre du temps de leur enfance.

Et au milieu, devinez ! trois canards. Trois canards qui allaient comme des princes, caquetant et cancannant, nourris à sassiété, lavé à l'envie, caressés, dorlotés, chouchoutés.  Trois canards avaient mis la main sur le vieux. Et ils bouffaient tout : la télé avait été vendue pour rénover une aile du poulailler, le compte-épargne d'au cas où se vidait lentement mais sûrement pour faire face aux astronomiques notes d'eau. Trois canards allaient leur voler l'héritage.

On décréta l'état d'urgence et ourdit un plan. Christian, le plus jeune, étant devenu papa depuis peu sollicita la présence de Marcel au baptême. Il reçut bientôt une missive semblable à celle de Jeanine, qui déclinait l'invitation. On écrivit alors une autre lettre expliquant que la présence de l'aïeul était obligatoire attendu qu'il était parrain du petit. La réponse ne tarda guère : "Et mes canards pendant ce temps-là ?"

Marie-Louise se proposa alors spontanément pour les garder. Elle était divorcée et pouvait facilement se libérer; et puis elle adorait les animaux, elle avait même envisagé de devenir bénévole à la SPA. Il fallut encore quelques tractations, Marie-Louise fit un "stage" chez son père afin qu'il vérifie qu'elle avait toutes les compétences.

Enfin, à l'automne suivant, Marcel Burat prit le train et fut accueilli en grandes pompes au baptême; chacun était aux petits soins, tâchant de dérider le vieil homme dont l'inquiétude était évidente. Il rentra dès le surlendemain, avec un mauvais pressentiment.

Cette prescience se confirma à l'arrivée. Marie-Louise avait l'air gênée. Elle expliqua, penaude, qu'un vol de canards sauvages était passé au-dessus de la maison, et qu'avant qu'elle pût faire quoi que ce soit Pierre, Louis et Paul avaient joué la fille de l'air, prenant gracieusement leur envol. "C'est comme ça papa, c'est l'instinct".

Marcel pleura beaucoup, mais pas longtemps.

On le retrouva le lendemain, mort d'avoir trop pleuré.

Les enfants Burat étaient inconsolables derrière le cercueil. Plus jamais ils ne purent manger de canard, et surtout pas les confits que Marie-Louise avait préparés en l'absence de son père.

(N.B. : il est à noter que le timbre datant de la période 1906-1913 - seule date envisageable sur la carte- ce texte est anachronique. Voilà, c'était juste pour dire que je l'avais vu.)
 

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Commentaires
M
Arpenteur } Merci beaucoup. Il faut qu'à mon tour je m'arrête un peu sérieusement chez vous.
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A
Une grand réussite une nouvelle fois.<br /> Cela faisait quelque temps que je n'avais pas eu le temps de venir et j'ai eu bien tort.<br /> Bravo.
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M
Mlle Bille } Et les Savoyards, paraît-il, font FONDRE des BEBE FROMAGES dans des caquelons, sisi.<br /> <br /> Martin Lothar } Effectivement, "tourner la carte" c'est être bredin.<br /> <br /> Mimi } Non là c'était vrai. Par contre ton petit frère n'est pas en voyage... Désolé.<br /> <br /> La mère Castor } Le confit est toujours bon. C'est grâce au gras.<br /> <br /> Vagant } Merci du compliment. Restez tant que vous voulez.
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V
Je viens d’atterrir sur votre blog, un peu par hasard, et plouf ! Je crois que je vais y patauger un petit peu.<br /> Vous avez un très beau style : un style juste. Et moi qui sonne faux, je peux vous dire que ça ne court pas les blogs.
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L
On ne saura jamais si le confit était bon, dommage.
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