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LeCartophile
4 février 2008

Carte Postale #17

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    Ce que l'on ne pouvait nier aux enfants Burnot, c'était d'être bien élevés. Ils sortaient bien en ligne de la maison familiale, tous les six, et pas un  poil ne dépassait, jamais ce n'était le chahut. Ils s'alignaient devant la façade en attendant que le père eût fermé les cinq verrous avec application et, cette opération menée à bien, la petite famille prenait le chemin de l'épicerie, du jardin, de la messe, quasiment au pas, saluant avec minutie toutes les personnes qu'elle pouvait rencontrer avec un ensemble admirable.

    On ne voyait guère la mère, occupée aux travaux de la maison, on ne voyait guère le reste de la tribu séparée : Jacques menait sa couvée d'une main ferme. Les enfants Burnot ne faisaient jamais de caprices, ne réclamaient pas, les voisins, les Tudard bien qu'adeptes du verre posé sur la cloison, n'eurent jamais l'occasion de colporter le moindre ragot. On était quiet dans la maison Burnot.

    Et avec ça des bons élèves, toujours à écouter le maître, toujours à aider au remplissage des encriers ou au tirage du poêle à charbon. C'était une famille parfaite en quelque sorte. D'ailleurs les rares privilégiés qui avaient pu pénétrer le temps d'un repas l'intimité de la famille le répétaient à l'envie : tout dans cette maison se passait avec une parfaite dignité et une extrême politesse. On en ressortait serein, plus confiant dans l'avenir de l'humanité.

    Les enfants, du grand Jean à la petite Poupée ( certains étaient plus connus sous le sobriquet affectueux que donnait le père ) les enfants ne mettaient pas les coudes sur la table, n'interrompaient pas les convives à tout-va, s'intéressaient à la conversation et ne se permettaient jamais une remarque déplacée. Ils avaient pour les conversations d'adulte une patience d'ange.

     Il faut dire qu'ils en profitaient avec délectation. Les jours "comme tous les jours", le silence était de mise à la table, la mère n'ayant rien à dire, et le père soliloquant parfois sur un point de détail de son emploi du temps, ou bien interrogeant l'un des enfants sur les connaissances acquises à l'école. Il n'y avait guère de vagues à cette table, sauf les soirs où l'un des enfants trouvait un papier précautionneusement et précisément plié en quatre dans son assiette.

    Il le dépliait alors avec délicatesse, et y lisait une heure, un rendez-vous, résigné, presque soulagé, car il avait deviné ce moment depuis l'évènement qui en était la cause. Un jour Hélène n'avait pas dit bonjour à la vieille Duplat, une autre fois, André avait touché un des jouets du marchand de couleurs, alors qu'il est bien connu qu'on ne touche qu'avec les doigts, une autre fois encore, Suzanne avait donné un coup de pied dans caillou qui était allé rebondir violemment contre la porte vitrée du boucher : à chaque fois le petit papier plié était dans leur assiette avant que le repas ne commence.

    Le repas fini, chacun savait ce qu'il avait à faire, nul ne protestait, et le père Jacques s'isolait à l'heure dite avec le fautif.

    Ce que l'on ne pouvait nier aux enfants Burnot, c'était d'être bien élevés, et cela était la plus grande fierté de Jacques, leur père. C'est pour cela que tout le monde fut étonné de leur ingratitude le jour où le Petit Jacques, benjamin de la fratrie, s'en alla pour vivre sa vie.  Ils ne revinrent plus jamais au bourg visiter leurs parents, le facteur affirma même qu'aucune carte ou lettre de quelque sorte ne parvenait au domicile familial. Ils avaient disparu.

    La mère en conçut, dit-on car on ne la voyait toujours pas, un  tel chagrin qu'elle finit bientôt par en mourir. Le père resta seul derrière le cercueil jusqu'au cimetière communal. Un parfum de scandale s'échappait de la foule, et l'on eut bien de la compassion pour le pauvre Jacques, de la compassion et de l'admiration, car il sut rester d'une dignité inébranlable. Il arpentait toujours à heures fixes, le crêpe au bras, les rues pour faire ses maigres courses, et se tenait droit comme un I.

    On savait peu que les enfants de leur côté ne s'étaient jamais quittés. Ils avaient formé une sorte de clan. Les époux occasionnels qui avaient tenté d'infiltrer ce milieu s'en étaient tous allés, interloqués, frustrés de n'avoir pas su percer le secret des enfants Burnot. Jean, Poupée, Suzanne et les autres habitaient le même quartier, fréquentaient les mêmes médecins, achetaient aux mêmes magasins, prenaient leurs locations de vacances dans les m^mes stations balnéaires.

    C'est d'ailleurs au cours d'une de ces vacances, alors qu'ils avaient un peu bu, qu'ils décidèrent de reprendre contact avec leur géniteur. Chacun s'empara d'une carte tirée d'un chapelet dont il ne savait que faire puisqu'ils n'avaient aucune relations, et y inscrivit son prénom, l'heure et l'adresse du père. Le tout fut mis à la boîte aux environs de une heure du matin dans un tumulte joyeux.

    Le facteur, au bourg, entra au bistrot tout excité : Jacques Burnot avait reçu le même jour une carte de la part de chacun de ses enfants. C'était une bien belle fin pour cette histoire, et si n'y avait pas eu la froideur naturelle du bonhomme, chacun serait allé lui taper dans le dos pour le réconforter.

    De son côté, le père Burnot ne changea en rien ses habitudes. Peut-être s'était-il un peu assombri, mais il était toujours d'une parfaite civilité. Oui il était un peu dans la lune, comme si un évènement futur le préoccupait. Il se réjouissait, à sa façon bien sûr, des retrouvailles à venir, cela ne faisait aucun doute.

    Elles se produisirent à minuit, quinze jours plus tard. La porte de la chambre qui s'ouvrait le réveilla. Il se leva, résigné.

    Le coup de ceinture lui cingla les reins et il s'accrocha à l'armoire pour ne pas s'effondrer, attendant la suite.

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Commentaires
A
Je risque de me répéter souvent, mais j'adore...<br /> En vacances avec des amis, nous avions envoyé 12 cartes postales à un autre ami qui n'avait pas voulu nous accompagner. 12 fois la même carte, une par jour, avec un seul mot. A lui ensuite de faire le puzzle...
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M
Et prête à partir en mission de renseignement.
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T
Me voilà rassurée !
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M
Mlle Bille } Par contre le versa est un versa.<br /> <br /> Mimi } Voilà, ça apprendra aux bourreaux d'enfants.<br /> <br /> Cerise } N'oubliez pas : je suis votre AMI.<br /> <br /> Tiphaine } A partir d'un certain volume de sang perdu, il faut que le torturé soit remis sur pieds afin qu'il puisse bien profiter de la suite de la torture (enfin c'est ce que m'a dit le général Bigeard).
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T
Et que s'est-il passé à minuit 25? Pourquoi cette absence? Le rendez-vous de minuit 20 devait-il durer plus longtemps que les autres? Ou bien y aurait-il un frère ou une sœur cachée?<br /> Cette série de carte postale est fascinante...
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