Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LeCartophile
7 décembre 2007

Carte Postale #12

cp16  cp16verso



Ce fut un grand rassemblement quand nous enterrâmes Pépère. Il avait quatre-vingts ans Pépère, la poitrine toute en laiton parce qu'il tenait à garder toute la médaille, tu comprends sinon on voit pas bien ce qu'est-ce que c'est. Il avait une petite maison tout au fond d'une petite rue avec un petit jardin, avec un grand mur tu comprends même dans ces quartiers ils sont là, j'en ai un couple juste à côté.

On n'y allait pas souvent dans cette petite maison, et ce n'était pas pour nous déplaire : ça sentait le vieux. Ca sentait la mort prochaine et l'ennui profond, ça sentait le cul posé sur une chaise et la claque, ça sentait la lésine et le pauvre. Fallait comprendre aussi, il vivait avec une maigre pension de la guerre Pépère, il avait pas tellement de sous pour nous payer des sucreries ou pour nous offrir un coup à boire. Il me semblait qu'il passait ses journées dans son petit potager à biner ses patates au fond de la petite rue : jamais une sortie, jamais une visite.

C'est pour ça qu'on a été étonné que l'enterrement soit un si grand rassemblement. Il en venait de partout et le plus étonnant pour un célibataire était qu'il ne s'agissait que de la famille. Soudain il en poussait de partout de neveux et des nièces, des petits-cousins et des filleules, toute une église pleine à craquer, plus pleine encore que le métro aux heures de pointe. De l'étonnement, Maman est passée à l'indignation : des sacrés cafards qui pululaient à l'heure de la mort mais qui n'étaient jamais venus durant sa pauvre vie lui porter un peu de réconfort et de compagnie.

La messe a donc été tendue. Maman lançait des regards noirs et s'étouffait quand on les lui rendait. Nous ne connaissions personne et il fut bientôt évident que personne ne se connaissait dans cette foule. A la sortie, personne ne vint nous saluer, nul n'allait au devant des autres pour une poignée de main amicale, chacun regardait autour de lui avec l'air étonné de celui qui ne sait pas vraiment ce qu'il fait là.

La foule eut tôt fait de regagner les différents véhicules avant de s'égayer dans la nature. Croyait-on. Mais un encombrement monstrueux rue Pierre Lenoir nous obligea à nous rendre à l'évidence : nous allions tous au même endroit, chez maître Garrand, notaire. Tout était très bien organisé, les places de garage avaient été retenues à l'avance si bien qu'en moins d'une demi-heure, toute la foule se dirigeait vers l'étude de Maître Garrand, où un quarteron d'employés nous emmenèrent dans une arrière-cour agréable, meublée de rangées de chaises et d'une estrade. Nous nous assîmes à côté de la même famille qu'à l'église et attendîmes interloqués.

Le notaire fit alors son apparition, tenant un porte-voix dans une main , porte-voix grâce auquel il nous tint ce propos : "Bonjour Mesdames et Messieurs, quelle que puisse être votre surprise sachez que vous êtes bien au bon endroit, là où l'on va vous informer sur l'héritage que vous allez toucher de celui que vous connaissez sous le nom d'Armand Fourchaume, ou Clovis Redond, ou encore Etienne Legasteaux ou bien Robert Delmont ou..."

La litanie des noms dura bien une minute et plongea tout le monde dans une profonde stupeur. Quand elle fut menée à son terme, Maître Garrand nous raconta alors l'incroyable et véritable histoire de Pépère, une histoire riche de plusieurs tomes mais dont il avait fait un résumé concis. Tout avait commencé dans les tranchées.

Clovis Redond est caporal dans un régiment de ligne, et vaguemestre à l'occasion. Il n'est pas spécialement courageux, ni lâche. Quand arrive l'heure de l'assaut, il essaie de s'arranger pour qu'un camarade lui passe devant. Il tombe avant que les balles ne l'atteignent et les quelques qui l'ont atteint sortaient de son propre fusil. C'est un jour que la compagnie se reposait après un assaut particulièrement dévastateur que l'Idée lui tomba dessus. Il eut en main plusieurs mandats destinés à des camarades qui pourrissaient dans un trou de l'autre côté des barbelés. De l'argent généreusement donné et qui ne servirait pas, un vrai gâchis. Après tout, que le copain soit tombé aujourd'hui ou demain, cela ne faisait guère de différence, et l'argent on pourrait toujours le récupérer pour en faire profiter les vivants. Un vivant  surtout.

C'est ainsi que tout commença. Accablées par le chagrin, les familles ne faisaient guère attention au modiques sommes retirées par leur défunt. Constatant cela, Clovis se dit qu'il serait encore plus intéressant que chaque soldat demande un mandat avant l'assaut, cela ne pouvant être fait de leur vivant, il écrivit des lettres pour les morts. En échange de quelques francs, il leur accordait quelques jours de vie en plus : chaque vague était composée sur le papier d'hommes déjà morts au précédent, une armée de fantômes et de futurs fantômes investissaient les tranchées boches, un mystère plus épais encore.

Et puis pour certains, il oublia même de signaler leur mort. Il suffisait qu'il ait un air de ressemblance avec le camarade : la guerre vous change un homme, même physiquement et puis une vieille mère ça a une mauvaise vue. Quand il fut démobilisé, Clovis appartenait désormais à un douzaine de familles différentes,  et touchait une pension d'invalidité au nom de Charles Moret, et aussi de Claude-Marie Lefèvre, et aussi de Denis Coulon. Comment il ne se fit jamais prendre, voilà un grand mystère, comment il réussit même par la suite à endosser de nouvelles identités lucratives.

A force d'héritages, d'épargnes, Clovis était devenu très riche annonça Maître Garrand, et quelques sourires fleurirent à nouveau dans l'assistance. D'ailleurs il conviait chacun à se servir au buffet qu'avait prévu Clovis avant que nous passions aux choses sérieuses.

Devant le buffet l'ambiance se décrispait un peu, les plus courageux ou les plus truculents abordaient leurs voisins, les appelant "cousin", échangeant leur points de vue sur l'exentricité de la situation. Le champagne aida les langues à se délier, les canapés étaient délicieux et le temps était beau : Clovis Edmée Arthur Pierre faisait décidément bien les choses.

Maître Garrand sonna le rappel.

Chacun se rassit, le sourire aux lèvres.

"Vous vous doutez bien qu'un héritage, si grand soit-il, quand il est partagé entre plus de cent ayant-droit a une fâcheuse tendance à fondre."

Quelques sourires disparurent, quelques sourcils se haussèrent.

"Alors, plutôt que vous octroyer à chacun un ridicule chèque..."

Maman pâlit soudain.

"... Clovis vous a offert une journée et un repas inoubliable."

Les plus subtils comprirent alors.

"J'espère que vous avez apprécié l'héritage, il est dans vos estomacs."

Chez Pépère, ça sentait la mort, la solitude et l'ennui profond mais quand venait la nuit, dans sa solitude, il devait rire à grands éclats en pensant à la seule blague qu'il ferait jamais et qu'il avait mis une vie à bâtir.

Publicité
Commentaires
C
C'est blessant ça.
Répondre
M
Tiphaine > Oh ? Pierre Châtel aussi ?<br /> <br /> Chantal > Non c'est pas toi. Toi t'es toute seule.<br /> <br /> Mlle Bille > C'est toi qui l'a dit.
Répondre
M
p'tin ce coups bas de la mort
Répondre
C
Au fait, le couple juste à côté, c'est moi ?
Répondre
T
Toujours aussi fort ce Pierre Châtel !
Répondre
Publicité