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LeCartophile
28 novembre 2007

Carte Postale #10

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    Il arrive qu'on rencontre des gens que l'on qualifiera spontanément de têtes à claques. l'expression est certes figée, il nous faut tout de même toute notre bonne éducation pour réprimer le fourmillement qui nous envahit le bras à leur vue. Ils ont leur pendant, les faces d'ange à qui l'on "donnerait le bon Dieu sans confession". Ces gueules d'amour, yeux grands ouverts, bouclettes au vent : la petite Rose par exemple. Elle avait un si beau sourire, la petite Rose. La maîtresse l'adorait, l'épicière l'adorait, la boulangère l'adorait. la petite Rose était une peste.

    Une tache d'encre sur un banc d'école,  un carreau cassé à l'usine, un chien tirant une brinquebalante marmite en guise de carriole ? Ne cherchez pas : la petite Rose. Les fleurs du cimetière qui changent spontanément de tombe,  un étron canin sur le paillasson, du noir de fumée sur la rampe d'un escalier ? Ne cherchez pas : la petite Rose. Vous hurlez, vous réprimandez, vous punissez ? Cela tombera sur Pierre, Paul ou Jacques, mais la petite Rose, d'un seul clin d'oeil, vous fera comprendre combien elle est innocente.

    Quand on est si belle, quand on le reste, il n'est pas difficile de se caser, mais Rose avait de l'ambition. Elle refusa tous les partis, et constatant qu'elle n'arrivait pas encore à dénicher l'oiseau rare, elle se mit à son compte dans une branche commerciale en plein essor : elle se fit pute sous le sobriquet de Rosa. Ce fut un choix judicieux.

    Tout d'abord tapin dans le quartier du port, elle se fit remarquer par Mme Angèle, une femme de tête, en même temps que femme de fesse, qui tenait un clanque dans le faubourg commerçant. Nul ne pouvait être déçu en entrant dans son établissement, on y trouvait des filles de toutes origines ; l'Empire était fort bien représenté, ce qui expliquait l'assiduité de certains militaires qui assouvissaient là à la fois des besoins naturels et une certaine nostalgie.
   
    Il y avait même un fabuleuse négresse encore sauvage qui ne s'exprimait que par grognements, nul ne l'avait vu parler. Pas devant les clients du moins. En guise d'illustration de cette mosaïque putassière, un énorme globe terrestre trônait au centre du salon et la plaque du clandé annonçait "le Miroir du Monde".

    Dans cet étalissement d'élite, Rosa tint longtemps le rôle de l'adolescente prépubère, farouche et timide, jetée en pâture aux grossiers appétits des messieurs. Elle le tint si bien d'ailleurs qu'elle eut même des habitués : le sous-préfet (et parfois madame), un colonel, le commissaire de police et plusieurs chefs d'entreprise. Car la ville était un bassin industriel important spécialisé dans la bonneterie. certes elle avait gardé un aspect petit-bourgeois, et les coffres-fortes étaient bien plus rebondis que les ventres des notables.

    C'est d'ailleurs ce qui donna l'idée de sa reconversion à Rosa, reconversion qu'elle opéra avec l'assentiment et l'assistance de sa patronne et sous la coercition des premières rides qui lui creusaient le visage. Non pas que le charme eut disparu, il aurait suffit d'un réajustement du rôle pour que les affaires reprennent de plus belle, mais Rosa était lasse, et quoique jeune, son succès l'avait mis à la tête d'une coquette somme qu'elle avait investi dans le Miroir du Monde. En étant devenue l'actionnaire, elle ne voulait plus en être l'employée.

    D'autre part, les affaires stagnaient : la demande de sexe de qualité se cantonnant à une certaine clientèle, les perspectives d'agrandissement du Miroir du Monde était quasiment nulles. Les désormais associées (encore que Rosa vousoyât toujours Mme Angèle) furent donc d'accord pour diversifier leurs activités ; pratiques par instinct elles décidèrent de prendre soin de ce que l'on trouvait le plus au pays : l'argent.

    Les rentiers ne sont pas aventureux de nature, mais par contre la perspective de voir s'étendre leur tas d'or peut les amener à admettre qu'on prenne les risques pour eux, moyennant salaire. Que le salaire soit plus élevé que le bénéfice retiré de l'investissement, cela importe peu pourvu que bénéfice il y ait. Rosa avait remarqué que du temps où elle faisait le pied de grue sur les quais, jamais la maréchaussée ne lui avait cherché querelle. Contrairement aux autres filles, elle passait au travers de la descente. En un clin d'oeil. Ce fut elle qui eut l'idée.

    Les voyages commencèrent en 1935. Rosa répondit au préposé des douanes helvètes qu'elle venait faire un voyage d'agrément sur les bords du lac, qu'elle comptait bien profiter du climat qu'on disait serein ainsi que de la ville, toutes chose qu'on ne trouvait guère sur la rive française, un pays d'arriérés si vous voulez m'en croire, et puis c'était aussi l'occasion d'aller pour la première fois à l'étranger pour sa vieille tata, on irait manger du gruyère à Gruyère, voyez-vous comme c'est typique.

    Une dose de nationalisme discret, une larme de misérabilisme, un rien de naïveté, tout cela servi dans un grand regard pervenche, et le douanier ne pensait même plus que sa tâche était de fouiller les valises. D'ailleurs l'eût-il fait qu'il n'aurait pas osé touché à la vieille tata dont le corset fait sur mesure dans la capitale de la bonneterie, pesait aussi lourd qu'une armure de chevalier. Une fois passée la douane, l'une des femmes (souvent une pute en retraite du Miroir du Monde ) allait prendre le train pour s'en retourner dans son pays d'origine, et Rosa faisait la queue au comptoir d'une banque pour y déposer le contenu du corset. Réglé comme du papier à musique.

    Les années passèrent sans que rien ne changeât. Il y eut juste un regain de travail aux environs de l'année 1939 : Rosa était aux quatre cents coups et les dimensions des corsets devinrent inquiétantes, au point de lasser une fois un des mules qui fit un malaise à la sortie du poste.

     Puis soudain, plus rien.

    C'était la guerre.

    Rosa et Mme Angèle virent arriver l'armistice avec un certain soulagement : les affaires allaient pouvoir reprendre dans une France pacifiée. Certes le public n'était pas le même, il n'avait pas toujours la classe de "ces messieurs", encore que certains officiers allemands portaient beau. Les affaires reprirent donc, mais chichement, petitement. Le trafic de liquidités n'avait plus lieu d'être.

    Les lois anti-juives donnèrent une idée fameuse aux deux commerçantes : l'expérience et le savoir-faire de Rosa en matière de passage de douane seraient sûrement appréciés par des réfugiés ou plutôt par de futurs réfugiés. Aussitôt dit, aussitôt fait : l'agence de voyage du Miroir du Monde ne tarda pas à afficher complet. Les voyages vers la Suisse étaient quasiment complets, et s'il fallait éviter les Allemands (on disait les Boches en voyage), les Suisses eux se montraient tout-à-fait ouverts au charme de Rosa.

    A quelques milliers de francs le voyage, les deux femmes ne tardèrent pas à refaire leur pelote jusqu'à ce jour maudit. Il avait fallu qu'on tombe sur cette patrouille qui s'était égarée, il avait fallu que le lieutenant soit un fanatique du Reich qui n'avait pas pu intégrer la waffen SS, il avait fallu qu'il soit aussi tout à fait insensible aux arguments de la jeune femme, étant donné son orientation sexuelle (un secret qu'il croyait bien gardé), et toute la famille Bloch avait changé de destination.

    Rosa eut plus de chance. Le lieutenant vit l'opportunité qu'il y avait à exploiter cette filière afin de réaliser son rêve. Rosa rentra comme si rien ne s'était passé, et continua de s'occuper de l'organisation. On aurait donné le bon Dieu sans confession à cette brave âme qui sauvait tant de gens et pour cela ne comptait pas son temps ni la fatigue de si longs voyages. Il faut dire qu'une fois les réfugiés livrés aux Allemands, elle allait déposer l'argent sur son compte à Genève.

    Aujourd'hui le Miroir du Monde est un hôtel-restaurant. Ses propriétaires vivent à Lausanne.

    Depuis 1944, date de leur départ.

    Elles n'avaient même pas attendu qu'on leur décerne une médaille.

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Commentaires
T
Je rêve ou j'ai vu une baleine dans le lac?
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M
Chantal } A priori c'était pas moi qu'il fallait dépanner mais bon...
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C
MrMr } je ne suis pas plouc, mais je peux te dépanner pour le reste ?
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M
STV } Dommage que je sois pas riche alors.<br /> <br /> Mlle Bille } C'est de la logique. C'est pas de la mauvaise foi.
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M
Que répondre à tant de mauvaise foi? (murmura-t-elle en soupirant, les bras largement ballants le long du corps, dans une posture d'abandon désespéré)
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